Les Fêtes agraires russes de V. Propp (épuisé)

Dans toutes les fêtes calendaires remontant au paganisme, le but des paysans est de provoquer la fertilité de la terre. Culte des morts, action psychologique magique sur la nature, mise à mort et renaissance des divinités agraires, érotisme rituel, tels sont les moyens d’action mis en œuvre par la paysannerie russe.

Lire la fiche de présentation de l'ouvrage :
Les Fêtes agraires russes de V. Propp

Découvrir quelques extraits :
- Présentation

Présentation

C’est un Propp déjà vieillissant (il meurt en 1970), dont la renom­mée n’est plus à faire, qui aborde, dans Les Fêtes agraires russes, un sujet nouveau pour lui, celui d’un essai historico‑ethnographique des fêtes russes du XIXe siècle. Il a déjà derrière lui deux livres et quelques articles consacrés au conte [1], une volumineuse étude qui, pendant quelques décennies, fit de lui le spécialiste officiel de la byline russe [2] ; il est chargé de rééditions importantes [3] et d’un cours sur le conte à l’université de Leningrad [4]. Et voici que, semblant pour un temps rejeter le fardeau de ses obligations, il revient, comme en se jouant, à cette concision, à cette énonciation claire et percu­tante, qui contribuèrent au succès de son premier ouvrage. Mais il s’est cette fois fait ethnologue.

Récréation, le livre en a le ton, il en a aussi les dimensions. Très bref (à peine deux cents pages), il ne peut en rien prétendre à une analyse exhaustive de la question des fêtes agraires. Sur le même sujet sont parus, en Russie et en Union Soviétique, un certain nombre d’ouvrages et d’études, souvent beaucoup plus volumineux et détaillés, plus touffus aussi, que le petit livre de Propp. On peut reprocher à l’étude de Propp ce manque de complétude (si sensible, par exemple, dans le brusque arrêt de la fin du livre), on peut regretter certains partis pris qui, comme c’était déjà le cas dans ses deux livres sur le conte, le font passer à côté, sous prétexte d’une analyse rigoriste, de bien des aspects révélateurs de la spécificité paysanne russe et que d’autres auteurs, çà et là, abordent.

Il n’en est pas moins vrai, et ceci est un des mérites de Propp, que son livre est et reste le seul ouvrage sur ce sujet facilement transposable dans une langue occidentale. Peut‑être parce que Propp est, par ses origines, sa culture, sa forme d’esprit, à moitié occi­dental, toujours est‑il qu’il est le seul à aborder un thème aussi complexe et aussi neuf à nos yeux avec la distanciation nécessaire à la compréhension. Il est le seul à pouvoir exposer à un public, à la fois cultivé et ignorant partie ou tout de la vie et des rites paysans russes, l’ensemble que forme cette civilisation, extrêmement originale, différente de la nôtre bien que plongeant ses racines aux mêmes sources, et très élaborée. Rites, chants, formules magiques, prédictions, tissent, dans une langue aussi naïve que complexe, le vécu quotidien des paysans (et surtout des paysannes). La majorité des auteurs, parce que russes eux‑mêmes, c’est‑à‑dire plongeant par toutes leurs racines profondes dans cette atmosphère, ne peuvent prendre la distance nécessaire à une bonne exposition et, malgré des passages ou des chapitres passionnants, écrivent un ensemble touffu et incapable de passer la rampe de la traduction, c’est‑à‑dire de la transmission à un public autre que le public russe.

Tel n’est pas le cas de Propp. Quels que soient ses manques, et peut‑être à cause d’eux, ce résumé constitue la meilleure intro­duction, claire et vivante, à cette réalité si longtemps méconnue du public occidental, celle de la vie paysanne traditionnelle russe du XIXe siècle. Le dernier livre de Propp a donc quelque chose du premier, par le ton, par les dimensions réduites’ par l’art de dégager l’essentiel, mais aussi, comme il le dit lui‑même, par la méthode. La méthode fondamentale de Propp, telle qu’il l’a résumée dans son Introduction, a été de rechercher les ressemblances qu’entretiennent entre elles toutes ces fêtes en dépit des différences : « Ces fêtes, écrit‑il, sont partiellement constituées des mêmes composantes... parfois absolu­ment identiques. Il faut déterminer ces composantes » [5] Il donne une précision intéressante à ceci dans l’article polémique qu’il écrivit en réponse aux critiques de Lévi‑Strauss et qui montre à quel point il avait conscience de la parenté entre ses deux livres : « Dans Les Fêtes agraires russes, j’ai appliqué justement la même méthode que dans la Morphologie du conte. Il s’est avéré que toutes les principales fêtes agraires étaient composées d’éléments semblables revêtant des aspects différents » [6]. En conséquence, on ne trouve pas dans son livre une étude successive des fêtes comme s’y livrent généralement les chercheurs, mais une étude des différentes composantes des fêtes.

Essai historico‑ethnographique, l’ouvrage ne sépare pas l’axe syn­chronique et l’axe diachronique, comme c’était le cas dans les deux livres sur le conte. Les deux axes sont groupés, les données histo­riques venant éclairer celles de l’étude descriptive qui, elle‑même, débouche sur une explication tenant compte de l’histoire ou, pour être plus exact, de l’évolution de la mentalité primitive.

Le point de vue de Propp est ce qu’il appelle un point de vue « travailliste » [7] Rejetant la théorie des emprunts qui « n’est pas à proprement parler une théorie » [8], se moquant des excès de la théorie mythologique solaire, il s’en tient à une explication déjà avancée par Tchitchérov, celle d’une conception économique des fêtes. Les fêtes servent les intérêts et les aspirations économiques de l’agriculteur. C’est ce qu’il dénomme aussi théorie agraro‑productive [9].

Après cette mise en évidence des trois principes de base de Propp, voyons à présent quels sont les points essentiels qu’il dégage. En premier lieu, ressort l’importance de tout ce qui touche au culte des morts. La commémoration des défunts n’est pas par hasard liée aux fêtes de printemps célébrant le renouveau ; la nourriture rituelle qui est fournie aux morts a moins pour but de les honorer que de les contraindre à favoriser le retour des saisons, de les obliger à fournir une moisson abondante car « le culte des morts est en liaison avec les intérêts et les besoins de l’agriculture » [10]

La mort, on la retrouve dans les rites décrits dans le chapitre au titre évocateur de « La mort et le rire ». Y sont décrits funérailles et destruction d’un arbre, d’un fantoche, ou encore imitation de l’enter­rement d’une personne vivante. Reprenant la théorie de Frazer sur les divinités qui meurent et qui ressuscitent, Propp insiste sur deux points qu’il explique de façon magistrale :

1) « le caractère éminem­ment archaïque, antérieur au concept même de divinité, des fêtes russes » [11]

2) le rôle magique du rire, rôle dont il avait déjà parlé dans sa monographie sur Le Rire rituel dans le folklore [12] Le rire, lors d’un enterrement, est signe de vie, il signifie résurrection, « il transforme la mort en re‑naissance » [13].

En deuxième lieu, apparaît l’importance de l’action psychologique magique sur la nature et particulièrement sur la terre, organisme féminin vivant qu’il faut contraindre à la fertilité, à la moisson. Il faut invoquer, conjurer le printemps afin qu’il revienne (car il pour­rait ne pas revenir) (chap. III) ; il faut transmettre la force végétale du bouleau ou de la gerbe à la terre (chap. IV) ; il faut, par des divertissements et des réjouissances où l’érotisme joue un rôle de premier plan, provoquer l’enfantement de la terre (chap. VII).

Cette étude n’est pas en terrain russe nouvelle, elle n’est pas complète. A la décharge de Propp, on doit dire qu’il n’a jamais eu la prétention de faire du neuf ni du complet, l’important a toujours été pour lui d’étudier les relations entre les événements plutôt que de fouiller en détail chaque fait particulier [14]. Au niveau même des relations cependant, si l’on trouve dans ce livre une explication bril­lante au problème de l’origine des divinités agraires et à celui du rôle magique du rire, n’est‑on pas en droit de penser que l’auteur n’a pas suffisamment vu le rapport entre le Féminin et la mort, qu’il n’a pas suffisamment mis en évidence le rôle quelquefois de premier plan des femmes dans l’exécution des rites ?

Des oublis peuvent donc être notés dans cet ouvrage, ceci ne nuit pas pour autant au plaisir que l’on a de le lire. L’art de Propp, ici comme dans la Morphologie, c’est l’art, difficile, du résumé. Docu­menté, bien conduit, dégageant l’essentiel, ce résumé vient, dans l’état actuel de nos connaissances sur le sujet des fêtes paysannes russes, combler une lacune importante, et il mérite d’être salué à ce titre.

[1] Morphologie du conte (Morfologija skazki), Leningrad 1929, traduction française 1970.

Les Racines historiques du conte merveilleux (Istoriéeskie korni vol ebnoi skazki), Leningrad 1946, traduction française 1983.

[2] L’Épopée hérdique russe (Russkij gerojêeskij epos), Lenjingrad 1955.

[3] Réédition des Contes populaires russes d’Afanas:siév 1957. Réédition des Bylines 1958.

[4] Le cours magistral de Propp sur le conte vient de paraître sous le titre de Le Conte russe (Russkaia skazka), Leningrad 1984

[5] Les Fêtes agraires russes, introduction, p. 21.

[6] « Approche structurale et approche historique du conte merveilleux », in Folklore et réalité (« Strukturnoe i istoriéeskoe izuêenie volgebnoj skazki », Fol’klor i dejstvitel’nost’, Moskva 1.976, 137)

[7] Les Fêtes agraires, p. 20.

[8] Ibidem, p. 19.

[9] Ibidem, p. 91.

[10] Ibidem, p. 118.

[11] Ibidem, p. 118.

[12] « Le Rire rituel dans le folklore », in Folklore et réalité (« Ritual’nyi smekh v fol’klore », in Fol’klor i dejstvitel’nost’, 174‑204).

[13] Les Fêtes agraires, p. 122.

[14] Les Racines historiques du conte merveilleux, p. 38.