En liaison avec la parution de la deuxième édition de la traduction des Contes Populaires Russes d’Afanassiev [1], il est intéressant Je traiter d’un folkloriste russe dont le livre sur Le Héros du conte merveilleux, Moscou 1958, a jusque là été un peu laissé dans l’ombre, du moins par rapport aux ouvrages de son prédécesseur, V. Ja. Propp, je veux parler de E.M. Meletinskij [2]. Cet auteur a cependant repris et développé à sa façon les théories de ce dernier sur la structure et l’origine du conte merveilleux, en introduisant une conception souple, plurielle, étagée, du conte.
Mais nous ne pourrons non plus ignorer ce qui a été fait en France et aux États‑Unis dans ce domaine, il nous faudra tenir compte des interprétations psychologiques / psychanalytiques du conte, différentes des interprétations de l’école russe qui sont plutôt (et ont toujours été) d’ordre socio‑historique. Et c’est justement là qu’il y a souvent incompréhension, voire rejet entre les chercheurs
Si, en effet, les recherches sur la structure du conte merveilleux (conte de fées) ont été admises dès qu’elles ont été connues, il n’en va pas de même pour les différentes tendances interprétatives du conte qui comportent le plus souvent leur part de vérité mais, tout autant, leur part d’erreur. On obtient même parfois de véritables curiosités qui ne cessent d’étonner. Donnons quelques exemples, historiques d’abord, puis plus modernes.
Tenant de la théorie mythologique, Afanassiev interprète ainsi le motif du vol des pommes dans le conte l’Oiseau de feu : " Il faut voir là la figuration poétique de l’orage dont la respiration tumultueuse arrache les fruits de l’arbre ou, ce qui revient au même, jette de tous côtés des éclairs dorés et déverse l’eau vivifiante de la pluie".
L’inadéquation de certaines interprétations ethnographiques et/ou socio‑historiques faites sans nuances, n’est pas moins évidente. Ainsi Saintyves affirmait tout de go que le petit Chaperon rouge, c’était "la petite reine de mai" ou encore que la Belle au bois dormant, c’était la nouvelle année, la méchante sorcière la vieille armée, et le Prince charmant "le Soleil de printemps", tandis que, au plus fort de la période stalinienne, Tudorovskaja, étudiant la lutte des classes dans le conte merveilleux ( !), affirmait : "La baba Yaga est décrite comme un véritable exploiteur, opprimant ses bêtes‑serviteurs". Dans des travaux de la même période, Kachtchéï l’Immortel est interprété comme l’oppresseur du sexe féminin.
Par ailleurs, certains raisonnements de l’école migrationniste ne sont‑ils pas spécieux ? Faut‑il voir, comme le veut A. B. Rooth, l’origine du conte Cendrillon au Proche‑Orient, parce que ce n’est qu’en pays chaud qu’une femme peut perdre aisément sa pantoufle ? Si, effectivement, ce n’est pas dans la Russie enneigée que cela pouvait se produire, l’explication, même si elle est ponctuellement juste, ne peut être valable que pour le motif de la pantoufle et non pour le conte entier. D’ailleurs, faut‑il obligatoirement chercher une origine géographique précise et unique à tel ou tel conte ?
Mais nous ne sommes pas au bout de nos découvertes : l’explication psychologisante réserve, elle aussi, des surprises. Pour A. Lebeuf, le motif de "la fuite de Cendrillon avec un pied nu et longtemps restée dominée par le sexe masculin, quel homme pourrait faire plus beau rêve éveillé ? Heureusement, on est en plein conte de fées, sinon on finirait par prendre en amitié les méchantes sœurs.
Voyons, a contrario, quel est le sort d’Ivan l’Idiot. Le modèle est moins sirupeux et plus élaboré.
Ivan l’Idiot, qu’on retrouve transversalement dans de nombreux contes russes, est devenu un véritable personnage qui a tendance à échapper aux rôles que lui assignait primitivement le conte. Novikov, qui l’appelle "le chanceux ironique" à la suite de Gorki, lui consacre un chapitre de son livre.
Il se distingue, comme ses homologues féminins, par sa bonté, son désintéressement, sa piété auxquels s’ajoute le courage : celui qui reste dans la cendre, est celui qui accomplit des exploits que ses frères, égoïstes et pragmatiques, sont incapables de réaliser. Ce personnage de Cendron n’est pas exclusivement russe. Meletinskij donne différents exemples, dont un conte turc dans lequel il est dit : "Quand il se leva et secoua les cendres, un tel vent se leva que tous les laboureurs abandonnèrent leur charrue et s’enfuirent" (Meletinskij, op. cit. p. 215). Dans Afanassiev, le héros est caractérisé en termes presque similaires : "Ivan resta douze ans couché dans la cendre et quand il se leva, six pouds de cendres tombèrent de lui" (conte 135 d’Afanassiev)
Le personnage d’Ivan l’Idiot est célèbre en Russie. Il oscille entre le benêt, le brave jeune homme un peu naïf, et le trickster. Il a envahi non seulement le conte merveilleux, mais le conte anecdotique. S’il y a peu de films avec pour héros Ivan l’Idiot, on le retrouve, en revanche, dans nombre de contes musicaux où il dame allègrement le pion aux malheureux frères aînés.
Son interprétation en tant que "bon jeune homme à marier" est nettement moins appuyée que pour Cendrillon/Peau d’Ane/Blanche Neige. Cependant, elle existe en filigrane, non seulement dans les contes russes où la princesse semble détenir bien des pouvoirs, mais comme reflet de la réalité russe, souvent partagée entre mœurs nuptiales patrilocales et matrilocales.
Mais il existe d’autres interprétations de ce personnage et je les donne en suivant à nouveau l’analyse de Meletinskij (opus cité, p. 228‑ 232).
Tout d’abord, le personnage de l’Idiot, idéalisé, a une résonance religieuse. Ce n’est pas un hasard si on le retrouve dans le prince Mychkine de Dostoïevski, ou dans tel ou tel personnage de Tolstoï. L’apologie de la non résistance au mal, de la passivité de principe, soi‑disant chère à la société paysanne, trouve ici un écho.
L’Idiot du conte a contaminé nombre de légendes religieuses, mettant en avant l’illuminé un peu idiot, mais détenteur d’une Vérité que les autres ignorent (personnage du "fol en Dieu", par exemple dans l’opéra Boris Godounov), mais il a contaminé aussi des légendes chamaniques où l’état de saleté, d’inactivité et d’extase précède l’accomplissement d’exploits (à moins qu’il ne provienne de ces mêmes légendes, la question est ouverte).
Enfin, ce personnage opposé à celui de ses frères, qui brillent par leur esprit d’entreprise, n’est pas non plus fait pour déplaire à une certaine idéologie égalitaire moderne. Dans ces deux interprétations, la transfiguration de Cendron correspond assez bien au fameux adage : "Les derniers seront les premiers".
Le personnage d’Ivan l’Idiot semble donc beaucoup plus riche en connotations et en parallèles que celui de Cendrillon, limité en dernière analyse à la seule activité que lui laisse généreusement le sexe dominateur dans nos régions : être belle et se taire (moyennant quoi, elle peut changer de statut social, elle n’a donc pas tout perdu).
On voit qu’une analyse purement psychologisante qui ne tient compte que de l’hypostase féminine du héros souillé de cendres, tire des conclusions pour le moins orientées sur "le soi‑disant destin féminin". Une analyse historique, tenant compte à la fois de la structure, de l’origine, de l’évolution du conte merveilleux et de l’ensemble des personnages de contes souillés de cendres, permet de dresser, d’une manière très conséquente, un tableau moins univoque, à la fois plus riche et plus complet.
Les analyses combinées de Propp et de Meletinskij, vieilles de cinquante et quatre‑vingts ans pour le premier, de quarante ans pour le second, restent donc encore à l’ordre du jour et, légèrement actualisées, permettent d’élargir les points de vue sur le conte et de résoudre bien des problèmes.
[1] Les Contes populaires russes, réunis par Afanassiév, traduction, introduction et notes de Lise Gruel‑Apert, deuxième édition, Paris Maisonneuve et Larose 2000.
[2] Je consacre seulement un paragraphe à la conception sur le conte de Meletinskij dans mon livre sur La Tradition orale russe Paris P.U.F. 1995 (p. 122). Néanmoins, des articles de Meletinskij sont parus en traduction dans différentes revues françaises.
Slovo 24‑25, "La Russie des Rivières et des Chemins", Inalco 2000