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Vassilissa la Magique, héroïne de culture

revue Slovo 30/31, Inalco 2004 

« Le sujet de conte AT 313 est très ancien, on en trouve des traces à Babylone.
Il est très répandu en Europe, moins en Asie Mineure. On dénombre plus de cent versions en France, plus de quatre cents chez les Slaves orientaux. Les versions russes d’Afanassiev, très anciennes, celles de Zelenin, de Smirnov et des frères Sokolov, permettent de mettre en évidence deux problématiques :
1)Elles permettent de repenser une sémiologie de la parenté : qu’entend-on par « père » ?.. .
2)Elles permettent de se faire une idée du rapport entre le héros et l’héroïne…
La fille maligne entre en compétition magique avec Tchoudo-Youdo, le chef d’un groupe familial matrilinéaire… Elle est organisatrice du monde et héroïne de culture… »

Une présentation sur le site de l’INALCO de ce numéro

Certains contes merveilleux sont d’une grande antiquité. C’est le cas du cycle de contes intitulé, suivant les pays où il a été recueilli, Le Diable et la fille maligne, Vassilissa la Magique et le tsar de l’onde, etc., et correspondant au AT. 313 de l’Index Aame‑Thompson, dont le titre, The Girl as Helper in die Hero’s Flight, ne correspond qu’à l’un des épisodes [1].

Nous nous intéresserons aux versions russes. Le matériel français et breton servira à la comparaison.

Paul Delarue [2] donne plus de cent versions pour la France et la Bretagne. Il signale que c’est un des contes les mieux structurés, les plus appréciés et les mieux connus du répertoire européen.

Ce sujet de conte est encore plus représenté dans le matériel russe et, plus largement, slave oriental (russe, ukrainien, biélorusse).

L’Index des sujets de contes de 1979 [3] indique plus de cent recueils contenant le sujet (donc quelque trois à quatre cents variantes enregistrées). Andréïév précise que c’est pour la Russie un des sujets les plus connus [4].

Les versions celtiques et russes ont un point commun. Elles peuvent commencer par la même contamination avec un conte sur « La guerre des animaux », (Index 1979, 222 B), contamination qui existe déjà dans la légende babylonienne d’Etana, ce qui lui confère une ancienneté très remarquable (d’après Andréïév, op. cit., se référant à K. Krohn et à Bolte et Polivka ; et d’après Delarue, op. cit.).

La partie centrale du conte‑type AT. 313 se trouve déjà dans le recueil indien Kathâ‑Sarit‑Sâgain composé au XIe siècle. On trouve des versions littéraires de ce conte au XVI’ siècle en Italie, au XVII’ siècle en France (Mme d’Aulnoy), mais ces versions n’ont que peu influencé la tradition populaire. En Russie, il existe une rédaction littéraire en vers, celle du poète Joukovski, intitulée « le Conte du tsar Berendeï... » et datant de 1831, rédaction qui, n’a, elle non plus, eu que peu d’impact sur le folklore. Aussi bien en terrain français que russe, le conte doit sa renommée à la remarquable permanence de la tradition populaire.

Malgré tout leur intérêt et souvent leur joliesse, les versions françaises et bretonnes ne permettent pas de se faire une idée de certains rapports de parenté apparaissant en particulier dans le groupe familial auquel appartient Vassilissa la Magique/La Fille maligne. Les variantes d’Afanassiev, de Zélénine, des frères Sokolov et de Smimov permettent au contraire d’y voir plus clair dans ce domaine et c’est la raison pour laquelle nous nous y attacherons. Certaines variantes françaises et bretonnes apportent malgré tout quelques précisions intéressantes, et nous y aurons recours.

Le sujet est représenté par sept variantes dans le recueil d’Afanassiev (Af, 219‑226). L’étude sera menée sur cinq des variantes (Af 219, 222, 224, 225, 226), traduites sous les numéros 98 et 99 des Contes populaires russes réunis par Afanassiev et 45, 46, 47 des Nouveaux contes populaires russes d’Afanassiev  [5]. Nous utiliserons aussi trois des quatre variantes de ce conte‑type, publiées dans le recueil de Zélénine (contes 24, 55, 12 ; la quatrième Skazki periiiskoj gubei‑nii), Petrograd, 1914 ; réédition Moscou, 1991 ; B. , 72, qui a le mérite de traiter de La guerre des animaux, s’arrête aux aventures du premier héros, père d’Ivan‑tsariévitch). La variante 66 du recueil des Sokolov apporte aussi des précisions dignes d’intérêt. Il en va de même pour les contes 5, 97, 126, 236, 281, 327 du recueil de Smirnov  [6] .

Cet ensemble de contes soulève donc une série de questions dont deux semblent importantes. La première problématique concerne l’existence de rapports de parenté très différents des nôtres, la deuxième, celle d’un rapport masculin/féminin particulier. Elles n’ont pas été abordées ou l’ont été insuffisamment par les auteurs qui se sont penchés sur ce type de conte (Aame ne s’est intéressé qu’au motif de la fuite magique ; Propp a seulement suggéré, sans les développer, les thèses que nous allons soutenir ; Belmont ne s’est intéressée qu’à la forme du conte ; Tenèze s’est surtout préoccupée des différences entre les versions françaises’).

Les deux séries de questions que je voudrais soulever touchent plus au contenu qu’à la structure du conte.

1. Sémiologie des rapports de parenté

Le premier de ces problèmes a pour origine la remarque très simple suivante : est‑ce que dans les contes les noms de père/mère, fils/fille, frère/sœur, grand‑père/grand‑mère doivent toujours être compris au sens étroit en usage à notre époque et en France ? Il faut noter qu’en Russie paysanne, encore de nos jours, ces termes s’emploient de façon large pour désigner les tranches d’âge : les jeunes se désignent entre eux par frère/sœur, appellent les adultes père/mère et les personnes âgées grand‑père/grand‑mère et, réciproquement, sont appelés par ceux‑ci fils/fille et même petit‑fils/ petite‑fille. Ceci est d’ailleurs en partie vrai aussi dans les campagnes françaises où des appellations comme le père Mathieu ou la mère Françoise sont courantes, mais le procédé est en Russie (et dans les contes) généralisé. Cependant, il s’agit là d’une simple forme d’adresse, les rapports de parenté réels étant par ailleurs connus.

Dans le conte, à côté de ces formes courantes d’adresse (toute vieille rencontrée est appelée grand‑mère, etc.), il existe d’autres emplois de ces termes pour désigner la parenté et cette parenté n’est pas toujours identique à celle que nous connaissons. Ainsi, le mot « père » désigne‑t‑il toujours le père réel, biologique ? Cette question se pose pour le « père » plus que pour les autres termes de parenté, ce mot (et la réalité, c’est‑à‑dire la fonction sociale qu’il recouvre) étant plus historiquement marqué. Mais les autres termes de parenté connaissent aussi des fluctuations. Ainsi les mots « frère » et « sœur » désignent fréquemment (même en russe moderne) les cousins.

  • 1. 1. Début du conte, rapport père-fils

Le schéma du sujet de conte envisagé commence ainsi

Un fils a été donné par son père à un personnage mystérieux lié à la nature (appelé : le tsar de l’onde, Tchot(do‑Youdo, le tsar mécréant, le diable, le diable à sept bosses, etc.). Le fils part, rencontre une vieille qui lui dit d’épouser la fille de ce personnage, Vassilissa la Magique. Il s’ensuit la rencontre du héros avec Vassilissa qui lui donne son anneau. Le héros arrive chez le tsar de l’onde. Celui‑ci lui impose des tâches irréalisables, qu’il ne résoudra que grâce au concours de sa fiancée.

Nous avons donc là cinq personnages : un père et un fils, une vieille, un autre père et sa fille. Un sixième personnage, la mère du fils, apparaît épisodiquement. Examinons les rapports de parenté existant entre ces personnages.

Le conte débute par le motif connu comme motif de la vente à l’avance : « Donne ce que tu as à la maison saris le savoir ».

Un marchand (un tsar) en voyage s’approche d’un lac pour boire et est saisi à la barbe par un personnage mystérieux sorti de l’eau (le tsar de l’onde, etc.) Ce personnage ne le relâche qu’à la condition que le voyageur lui donne ce qu’il a à la maison sans le savoir. Le voyageur accepte : sans s’en douter, il vient de donner son fils nouveau‑né. Cependant, lefils n’est pas donné immédiatement, mais seulement lorsqu’il aura atteint la puberté.

Vladimir Propp établit un lien entre le motif de la vente à l’avance dans le conte et le rite d’initiation des sociétés tribales : « L’un des buts du rite était de préparer le jeune homme au mariage. La règle d’exogamie exigeait que le rite d’initiation soit pratiqué non par les représentants de l’organisation clanique à laquelle appartenait le jeune homme, mais par un autre groupe, à savoir celui qui était endogame au premier, c’est‑à‑dire celui dans lequel l’initié devait se choisir une épouse. Ceci est une particularité australienne et l’on peut penser que c’est la forme la plus ancienne d’initiation. Avant de donner une jeune fille à un jeune homme d’un autre groupe, le groupe de la future femme soumettait le garçon à la circoncision et à l’initiation » [7] .

Sans accepter totalement cet énoncé de Propp, car le conte populaire reste trop imprécis pour qu’on puisse affirmer qu’il remonte indubitablement à telle ou telle organisation familiale d’un lointain passé ou d’une lointaine contrée, nous sommes malgré tout interrogés par cette supposition et nous allons nous efforcer d’en apprécier le degré de pertinence.

Ainsi on peut dégager les caractéristiques du père du héros et du rapport père/fils :

a) le père ne sait pas qu’il va avoir un enfant
b) le père est absent : il est en voyage, à la chasse, etc.
c) son fils ne lui appartient que temporairement ;
d) il donne un nom à son fils.

On a donc trois traits négatifs : l’ignorance ; l’absence ; la puissance limitée. Ces trois premiers traits ne seraient‑ils pas conditionnés par le souvenir d’une époque/d’une société où la paternité biologique était soit inconnue soit de peu d’importance ? Le quatrième trait, lui, est positif : le père donne son nom à son fils. Le fils porte un patronyme : il est Ivan‑fils de tsar ou Ivan‑fils de marchand, et ce patronyme est en permanence accolé à son prénom. L’ensemble de ces traits est l’indice d’une contradiction entre deux conceptions du « père », on a peut‑être là le passage d’une conception à une autre et le conte serait alors à la charnière des deux. Et l’on se trouve donc en face d’une bizarrerie : le père, c’est celui qui ne sait pas, qui est absent, et c’est celui qui donne son nom.

Fréquents sont les contes où le père ne sait pas parce qu’il n’est pas là. Dans le même cycle de contes, on trouve chez Zélénine : « Le marchand partit en voyage. Il n’avait pas remarqué que sa femme était enceinte » (Zelenin 55). Chez Smimov : « Il avait servi dans l’armée vingt ans et ne savait pas que sa femme avait accouché » (Smimov 236). Chez les frères Sokolov, ce point est rationalisé de la façon suivante : le père se reproche la faute qu’il a commise en donnant son fils sans le savoir : « Je croyais tout savoir chez moi, je savais que j’avais un père et une mère, et aussi une femme, mais je ne savais pas qu’elle portait dans son ventre un fils, conçu dans la dernière nuit » (Sokolovy 66). Il n’est pas sans intérêt de mentionner à ce sujet la série des contes sur Les enfants substitués (AT. 707, Af. 283/126, Af. 286/127) où le père est absent à l’accouchement de sa femme. L’absence du père ne serait‑elle pas un prétexte commode à son ignorance ? Une objection courante consiste à dire que, si le père ne sait pas ou est absent, c’est parce qu’il est à la chasse, à la guerre, et que les hommes étaient autrefois souvent hors de chez eux. Cette objection ne tient pas parce que, à côté de ce père ignorant et absent, surgit tout à coup un autre personnage masculin qui, lui, sait (le tsar de l’onde, Tchoudo‑Youdo, le diable, etc.). Comment se fait‑il que ce personnage, pourtant masculin, ne passe pas son temps à la chasse ou à la guerre et qu’il sache, mieux que le père, que la mère va avoir un enfant ? Comment se fait‑il qu’il sache que la mère est enceinte alors que le père ne le sait pas ? Cette question, impertinente certes, s’impose pourtant. On peut supposer que la mère qui, elle, sait forcément, l’a mis au courant ? A‑t‑il donc avec elle certains rapports qui lui permettent de savoir ce que le père réel ne sait pas ? Si oui, lesquels ? Évidemment, pas des rapports sexuels car, dans ce cas, le père qui a (ou a eu) des rapports sexuels avec la mère, serait lui aussi au courant. Et si ce personnage n’a pas de rapports sexuels avec la mère et que cependant il la connaît bien, c’est donc qu’il appartient au même groupe familial qu’elle.

Autrement dit, poser des questions quelque peu dérangeantes sur le terme et la fonction du père conduit à remettre en cause son statut social et à se demander si on n’aurait pas ici affaire à une lignée maternelle, voire à quelque clan utérin. Sans même parler de l’immense bibliographie consacrée à cette question (cf notes 11, 19), des sociétés de ce type existent encore de nos jours en Chine et ont été fort bien décrites par Cai HuaCai Hua, Une Société sans père ni mari, Les Na de Chine, Paris, P.U.F., 1997, par exemple. Elles posent pour toute femme‑sujet la partition suivante entre les hommes qui l’entourent : il existe la classe des hommes que je connais et avec qui je n’ai pas de relations sexuelles, les hommes de ma lignée ; et la classe des hommes avec qui je peux avoir des relations sexuelles et que je ne connais pas (qui ne sont pas de ma lignée).

Dans Af. 226/47, ce personnage masculin est le diable : « "Tu peux te chauffer, si tu me donnes ce que tu as à la maison sans le savoir", dit le diable. Le chasseur acquiesça, car il ne savait pas que Dieu lui avait donné un fils ». Autrement dit, dans sa relation avec son fils, relation toujours médiatisée et souvent par Dieu, le père est en retard au niveau de l’information, puisque celle‑ci émane d’une source directe, la femme concernée. Le diable qui, lui, a accès à cette source directe, peut donc avoir une longueur d’avance. Ce personnage est aussi appelé « le tsar mécréant » : à n’en pas douter, il sent le fagot. Mais continuons à étudier le rapport père/fils à travers les épisodes du départ du fils et de l’adieu du père. Le départ du fils provoque des larmes de courte durée. Le fils est généralement moins affecté que le père et, même, il le presse : « Que pouvons‑nous, père ? Bénis‑moi, je pars ! » (Af. 225/46). « Ma foi, il n’y a pas à revenir là‑dessus, je pars chez l’Impur ! » (Af. 226/47). Dans un conte recueilli par Zélénine, il dit carrément : « Adieu, papa, je ne suis plus des vôtres ! » (Zelenin 24). De même, chez Smimov : « Ah, père, si tu me l’avais dit plus tôt, il y a longtemps que je serais en chemin » (Smimov 5). Le malheur annoncé frappe moins le fils que le père en tant que ce dernier est porteur d’un ordre social nouveau. Dans le conte Af. 222/98, le père quitte son fils de la façon suivante ; il conduit son fils au bord de l’eau et lui dit : « Cherche ma bague, je l’ai perdue ».

[1] Cet article est le premier volet d’un ensemble intitulé La Fille‑Oiselle ; le deuxième, à paraître, sera consacré à la « Destinée à travers l’histoire de la fille­-oiselle, fille magique ».

Stith Thompson, Motif‑Index ofFolk‑Literature, Copenhague, 1955‑1958.

[2] Paul Delarue, Le Conte populaire français, Paris, Maisonneuve et Larose, t. 1, 1976, pp. 199‑241 (AT. 313 signifie le numéro du conte‑type dans la classifîcation de Aame‑Thompson).

[3] L.G. Barag, 1. P. Berezovskij, K. P. Kabanikov, I. V. Novikov, Index comparé des sujets de contes. Le conte slave oriental, (Sravnitel’nyj ukazatel’ sjufetov. Vostoinoslavjanskaja skazka), Leningrad, Nauka, 1979, pp. 113‑115. La terminologie russe emploie plus fréquemment le terme de « sujet de conte » ou même simplement de « sujet » que celui de « conte‑type »

[4] N. P. Andreev, Commentaires à l’édition des Contes populaires russes d’Afanassiev (Russkie narodnye skazki Afanas’eva), Moscou, 1936, pp. 612‑614.

[5] A. N. Afanassiev, Les Contes populaires russes (Russkie narodnye skazki), Moscou, 1958, trois tomes ; Les Contes populaires russes réunis par Afallassiev, traduction L. Gruel‑Apert, Paris, Maisonneuve et Larose, 2000, 2e édition ; Les Nouveaux contes populaires russes dafaizassiev, traduction L. Gruel‑Apert, Maisonneuve et Larose, 2003. L’ensemble de ces contes sont notés Af, suivi de deux numéros, le premier correspondant à l’édition russe, le deuxième à l’une ou l’autre des deux éditions françaises.

[6] D. K. Zelenin, Les Contes grand‑russes de la province de Perm (Velikorusskieskazki periiiskoj gubei‑nii), Petrograd, 1914 ; réédition Moscou, 1991 ; B. et Ju. Sokolovy, Contes et chansons de la région du Lac Blanc (Skazki i pesnibelozerskogo kraja), Moscou, 1915, 2 tomes, et Saint‑Pétersbourg 1999 ; A. M. Smimov, Recueil de contes grand‑russes. Notes de la Société russe de géographie (Sborizik velikonisskix skazok. ZR. G.0. O.E.), Petrograd, 1917, 1 et 2.

A. Aame, « Die magische Flucht », FFC, N’ 92, Helsinki, 1930. V. Ja. Propp, Les Racines historiques du conte merveilleux (Istorii eskie korni vol§ebnoj skazki), Leningrad, 1946 ; traduction française L. Gruel‑Apert, Gallimard 1983 ; deuxième édition russe Moscou, 1986. N. Belmont, Poétique du conte, Paris, Gallimard, 1999. M. L. Tenùze, Nanette Levesque, Paris, Gallimard, 2000

[7] V. Ja. Propp, Les Racines historiques, Moscou, édition de 1986, p. 107.